Wah, la vue ! [M. Joshua Johnson]

Cèten avait grimpé la falaise avec aisance. Rien d'étonnant, puisqu'il était vampire. Il y avait un moment qu'il ne s'y était pas rendu, même s'il vouait à cet endroit une affection des plus basiques. Peut-être était-ce même le seul attachement qu'il pouvait éprouver à l'égard d'un lieu aussi « quelconque » que celui-ci. Il était d'un naturel à ne pas s'attarder sur ces détails sentimentaux, et rares étaient les moments où il se questionnait à propos de la direction que son instinct lui faisait prendre.

Mais il y avait une chose que Cèten ne pouvait ignorer du plus profond de son âme : la caresse des éléments sur sa peau. Cette sensation lui faisait prendre conscience, ou plutôt, lui assurait son existence. Il était bien connu que du haut d'une falaise, le vent soufflait davantage que partout ailleurs. La brise qui effleurait sa joue plus tendrement que personne ne l'avait jamais fait auparavant était un délice pour Cèten. Sa petite parure d'or blanc cliquetait au gré des bourrasques, fredonnant une mélodie inspirée de la nature elle-même, sa compagne de toujours. Elle apaisait son aura bouillonnant, étouffant impitoyablement les cris courroucés de la bête qui sommeillait en lui. Une seule chose, outre la nature, avait un jour eu cet effet divin : il avait entendu une femme, au village des humains, murmurer une berceuse d'une douceur infinie à son poupon. Cela lui permit d'errer en paix, deux jours durant, la petite farandole trottante dans son esprit embrumé.

Il passa à deux doigts d'esquisser un sourire en remomérant ce souvenir qu'il était parvenu à garder malgré sa mémoire cruellement défaillante. Par contre, son regard s'adoucit. Il s'approcha du bord de l'escarpement et jeta un coup d'oeil en bas. Une brève image lui traversa l'esprit : une silhouette plongeant, tête première, dans cette étendue d'eau houleuse. Un instant de liberté qui donnerait l'illusion de s'évader des limites de notre propre corps... mais cet acte relevait d'une certaine témérité, ce qu'il ne possédait pas à proprement dit.

La mer jouait toujours à la mijaurée, à s'abattre sans cesse contre le géant rocheux qui lui barrait le passage et lui fixait ses limites. C'était un combat entre deux puissances de la même souche, une histoire de plus d'un millénaire... on aurait dit une version métaphorique de sa situation. Et, à l'horizon, le ciel épousait l'océan à la perfection avec ses tintes quelque peu éblouissantes de gris. Mais ce n'était pas morne. C'était la nature, et c'était merveilleux, point. Suffisait d'apercevoir.

Cèten, l'esprit momantanément dépourvu de toute haine, faisait face à un grand vide. Mais il n'avait pas peur. Il ne connaissait tout simplement pas cet aspect déplaisant de la vie, la frayeur que ressent bien des êtres vivants à l'idée de tomber vers nulle-part et de perdre le contrôle. Il y avait déjà face, mais à cet instant même, il ne combattait pas cette impression, il se sentait... léger.

Puis il passa sa main dans ses cheveux et expira un bon coup. Il avait de la visite. Sans pourtant devenir hostile, il tenta de retenir cette douce léthargie qui lui glissait toujours entre les doigts lors d'une interruption.

Il attendit simplement que l'inconnu s'approche. S'il osait.

L’errance devenait peu à peu le quotidien de Joshua Johnson, ce qui semblait le perdre peu à peu. Il sombrait dans cette morne impression qu’il n’avancerait plus, que ses objectifs n’étaient que de futilités, des espoirs que seul un fou pouvait entretenir. Fou, il l’avait été, s’enivrant de la douleur qu’induisait la perte de l’être aimé, croulant son le fardeau qu’était son péché. Il avait passé un cap, si je puis dire. Pourtant, il arrivait que la folie l’envahisse encore sans qu’il s’y attende, traitresse et violente. Siam en avait fait les frais, hélas.
Si Joshua ne souhaitait que la libération, la découverte de l’horreur qu’était le secret de cette île, ainsi que la vengeance quant aux tragédies humaines qui se déroulaient ici, il n’en laissait rien paraître. Il restait l’impassible Joshua qui secrètement espérait qu’un jour il pourrait atteindre les instigateurs de cette machination de sa main vengeresse. Cependant, plus années passaient, plus ses ambitions se fanaient tristement. Oh, il n’avait pas abandonné, il doutait seulement. Et ces incertitudes qui s’insinuaient en lui le rongeaient, lentement mais sûrement, lui laissant l’impression que si un siècle s’écoulait encore, il pourrait sombrer à nouveau.

Il poussa un bref soupir, songeant à ses actes de ces derniers mois. L’amère impression qu’il stagnait, que le temps s’était arrêté. Il se sentait vivre, pourtant, par moment. Quand il voyait Siam, en fait, mais cela, il refusait de se l’avouer.
Nouveau soupir.
Aujourd’hui n’était qu’une journée d’hiver parmi tant d’autres, les saisons se succédant impitoyablement : le temps s’écoulait sans lui demander son avis, sans lui laisser l’occasion de laisser les âges le marquer de ses signes. Il était Vampire. Dame Immortalité s’était emparée de lui, l’enchainant au funeste destin des créatures détestées. Chaque fois qu’il réalisait que ni les jours, ni les années n’avaient d’emprise sur son apparence, il se haïssait, rattrapé par les regrets, noyé sous le poids du remords.

Les mains profondément enfoncées dans les poches, il se rendait au château. Peut-être ferait-il son rapport hebdomadaire à Cameo. Peut être. Faire face au Prince des Vampire lui avait toujours été pénible, quoi qu’il puisse être considéré comme son bras droit. Il lui était fidèle, mais Cameo tout comme lui savait qu’il le trahirait si cela pouvait sauver les humains. Joshua n’avait de cesse d’œuvrer pour un semblant de paix.
Heureusement, si le Prince des Vampire n’était pas un allié pour ses projets –loin de là, Leah Tsukiyume s’avérait être plutôt compréhensive et acceptait, comme son père avant lui, de traiter avec lui des différentes affaires de l’île. Le seul ennui, c’était qu’elle n’avait que faire de ses théories et de ses recherches, obnubilée par son destin, emprisonnée par la notion de l’inéluctable. Encore quelque chose de bien triste selon lui, quoi qu’elle, au moins, pouvait se satisfaire de son côté vivant.
C’était par ailleurs une des raisons pour laquelle il évitait de se rendre sur le territoire quand bien même il y était autorisé. Son don d’empathie lui renvoyait toujours l’incroyable sensation de liberté que ressentaient les Loups quand ils parcouraient la forêt, quand ils se lâchaient complètement, foulant de leurs pattes puissantes le sol humide et savourant chaque son, chaque bruit, chaque parcelle de vie qui animait leurs territoire. Des sensations tellement vivaces que cela le frustrait au plus profond de son être.

Au moins, sur le territoire des Vampires, tous étaient aussi dénudés de joie de vivre que lui. Sauf la petite Kana, mais son existence morne ne portait pas ombrage à son humeur. Là encore, quand il laissait sa conscience s’éparpillé, il ne sentait que l’insipide habitude des jours passés à s’ennuyer de la longévité. Parfois, il y avait la folie, aussi. Ou la sauvage excitation que le sang pouvait prodiguer, qu’il détestait aussi, par ailleurs.
Là, pourtant, il y avait quelque chose qui changeait de l’ordinaire, dans les pensées qui s’égayaient dans l’atmosphère. Une différence assez étrange, pour tout dire, si bien que, pour une fois, on pouvait lire la perplexité de Joshua sur son visage de marbre. Il haussa un sourcil.
Un Vampire ? Qui songeait à une berceuse ?
Oh, il avait vite perçu qu’il ne s’agissait pas d’une relique de l’existence passée, ni d’un désir sanglant et c’était en cela qu’il trouvait cette fugace pensée bien étrange. Et comme la curiosité s’emparait de lui, guidant ses pas jusqu’aux falaises, il aperçu enfin Cèten.

Evidemment, Joshua connaissait ce mystérieux individu. Joshua connaissait tout le monde, il passait son existence à amasser des informations sur chaque être, chaque caractéristique de cette île, priant pour qu’un jour elle soit utile. Et qui sait s’il ne se présentait pas à lui une occasion d’en apprendre plus ? Ce fut cette simple pensée qui fini par le décider à rejoindre son aîné, ne s’arrêtant que quelques pas derrière lui. D’un ton neutre au possible, il le salua poliment puis se tut, dans l’attente d’une quelconque réaction.
Cela impliquait, bien entendu, qu’il restait sur ses gardes.

Ce jeune vampire, il l'avait déjà croisé. Brièvement.

S'il se souvenait bien, ce qui était si tristement peu probable, pendant la saison durant laquelle les arbres se parrent d'or et de cuivre, il l'avait vu. Ce personnage semblait pourvu d'une errance appareillée à la sienne, instigatrice d'un marasme agglutinant et quelques fois contagieux. Par contre, il n'avait jamais eu de moment en sa compagnie exclusive -selon sa mémoire déficiente, très peu fiable...-, ni échangé plus que quelques polies salutations. Une distance circonstancielle s'était toujours infiltrée entre eux, peut-être était-ce le destin, mais à ce moment-là, il se tenait droit derrière lui, prêt à savoir davantage que le nom du vampire ou son ancienneté ancestrale.

Cette réflexion d'une fraction de seconde fut balayée par un élancement de l'Âme, c'est ainsi qu'il nommait cela, exactement comme à chaque instant où une réflexion s'offrait à lui. Puis il réalisa que sous cette pensée s'était évaporée la berceuse, et se permettant même jusqu'à un faible froncement de sourcil, il tenta de la récupérer, de remuseler la fureur qui se débattait et tirait sur ses chaînes, il creusa dans un grand vide béant, l'esprit confu et incapable de davantage de lucidité... un frisson de désespoir marqué et coléreux parcourut sa colonne, faisant vibrer chaque vertèbre comme un archet aurait fait trembler les cordes d'un violon, tirant de l'instrument une interminable note stridente et douloureuse. Le sort s'acharna sur lui et lui arracha même jusqu'à l'existence de cette bienfaitrice contine et de la voie emplie de tendresse de la femme qu'il aurait aimé savourer indéfiniment.
Une puissante bourrasque de vent fit cliqueter son unique boucle d'oreille, comme si la nature elle-même refusait de le voir s'enfoncer dans cet état désolant. Et puis, il aurait été impoli de rester sans réaction devant ce jeune vampire. Et puis... n'était-il pas un « proche » de Cameo -dont il ne connaissait que le nom et le titre- ? La politesse s'imposait.

Il le salua d'une voie grave et élégante, et le fait que sa confusion intérieure ne transparaissait jamais dans ses dires le surprenait à chaque fois, peut-être puisqu'il n'usait de sa voie que très rarement, faute d'avoir quelconque ami ou connaissance avec qui partager des tranches de son existence, même s'il y avait si peu à dire, enfin, si peu à pouvoir être confié... ça n'était pas une question de mauvaise volonté. Seulement, Cèten se trouvait dans une impasse : son incapacité à pouvoir mettre des mots sur les émotions le ligaturait sur place. Et les manières que son mentor lui avait fermement encastrées dans la tête, ou du moins, dans son gestuel, restaient claires et fermes : s'appuyer sur l'épaule de quelqu'un et confier ses malheurs est tout sauf respectueux de l'étiquette; c'était s'infiltrer dans l'intimité d'une personne, imposer un poids sur les épaules de celle-ci. Même si ses coups de folie et transformations n'étaient un secret pour personne, et que les témoins étaient nombreux et craintifs, le fond des choses était plus pénible encore.

De l'extérieur on voyait rage, laideur, insensibilité, cruauté... quoi ressentir d'autre que de l'aversion pour un monstre porteur de mort et d'avaries fatales ? C'était compréhensible... mais même lui ne se rendait pas compte qu'il avait mal. Sa colère bloquait les autres sentiments, et puis sa souffrance était si minime comparé aux déluges démesurés que représentait cette haine. Comment s'apercevoir de cette part de soi-même et pouvoir ainsi nous accorder un certain pardon ? Inutile... il n'était pas en mesure de se sonder lui-même.
Mais même ainsi limité et réprimé, il semblait d'apparance constamment serein et en pleine possession de ses moyens. Heureusement, mais hélas à la fois, la populace en général n'y voyait que cet aspect « humain » et calme.
Quel aurait été son destin sans cette couverture ? Nul ne le saura jamais. Enfin, ne sait-on jamais.

Cèten fit volte-face, se mettant dos à la mer mouvementée et à l'infinité cendre des cieux, puis débita :

« Comment allez-vous ? »

Le déguisement était si parfait... une lueur de bienveillance passa même involontairement dans ses yeux, substituant à ce sourire qu'il ne pouvait concevoir, cette marque de bonheur qui lui était inconnue. Mais jamais il ne s'était montré hostile envers quiconque sans que sa colère ne soit déclanchée, alors peut-être à force, cette étincelle chaleureuse avait-elle vu le jour. Mais l'arrière goût aigre de ceux dont il avait abrégé l'existence, seul souvenir de ses instants de démence, s'interposait et l'éteignait aussitôt. Un timide pas vers la guérison... ?

Joshua retint une grimace douloureuse.
Foutu don d’empathie.

La frustration de Cèten l’avait frappé en plein fouet. Ces sentiments, ce désespoir et cette colère n’étaient pas les siens et pourtant ils clouaient son cœur dans une amère souffrance. Il n’aimait pas perdre le contrôle de son don, s’introduire dans les pensées ou dans les cœurs de ses interlocuteurs. Or, son don se faisait inexorable pour les émotions fortes : il ne pouvait s’empêcher de les saisir, de les faire siennes, de les subir comme son propriétaire et de sombrer dans le tourbillon émotionnel.

Joshua ferma donc obstinément son esprit, pour limiter ce genre de surprise et enfin se libérer du poids qui l’avait étreint. De plus, Cèten ne pourrait plus lire ses pensées s’il était doté de ce don. Parce que, si Joshua frôlait désormais l’omniscience sur cette île, il n’appréciait pas que l’on puisse lire en lui. Chose que seule Cameo avait la capacité de faire. Une chose était sûre : sa relation avec le Prince des Vampires était des plus ambigües. Tous les opposaient, et ils coopéraient tout de même, se confortant dans l’idée que l’autre n’allait pas agir dans l’immédiat. Mais autant le vampire aux prunelles écarlates craignait secrètement le jour de la trahison, Cameo, lui, éprouvait une sorte d’excitation aussi malsaine que perfide, comme envoûté par tant de vicissitudes. Un but ? Avoir le contrôle sur cette île, faire des Lycans ses esclaves, le territoire des humains son terrain de chasse. Organiser de cruels safaris et s’abreuver jusqu’au dégoût. Somme toute, la ruine du projet de paix de Joshua. Comme prouver au Maître du Jeu, à l’instigateur de cette machination que seuls les Vampires domineraient le monde et qu’une fois qu’il se serait repu des ressources de cet endroit, il traverserait les flots déchaînés pour le prouver.
Il oubliait bien entendu le facteur « Passeur » dans cette épreuve, mais il répondrait à quiconque lui ferait la remarque qu’il ne fallait pas gâcher sa joie avec quelques détails sans importance dont il s’occuperait bien assez tôt.

Le Prince des Vampires ? Seulement un être malsain et sournois, se gavant de son pouvoir et de sa force jusqu’à l’orgie, se nourrissant chaque jour de son ambition. Un être d’un commun navrant pour son espèce, aux idéaux bâclés, aux rêves démesurés. La folie sans le génie. Non, dans cette affaire, le génie aurait été Joshua, seulement, il ne partageait pas de telles aspirations.
Ce qui ne l’avait pas empêché de s’élever dans la hiérarchie, soit dit en passant.

Cèten s’adressa à Joshua de sa voix emprunte d’élégance qui donnait pourtant une étrange impression de révolu, de passé perdu. Cela était certainement dû à son âge, une certaine prestance que Josh reconnaissait aux anciens. Si aucune ride ne marquait leur visage, quelque chose dans leur aura n’avait de cesse de rappeler leur âge, les siècles qui s’étaient écoulés sur eux comme une montagne saurait vous imposer ses fondements.

Une bourrasque soudaine épousa la falaise, remontant jusqu’à son somment, enlaçant les deux Vampires dans son souffle rendu salé par l’air marin. Joshua s’en délecta un instant, s’enivrant de la puissante nature, reconnaissant là quelques émotions que, parfois, il pouvait percevoir dans un cœur Humain ou Lycan. Il ferma les yeux une seconde avant de reposer son regard écarlate sur son vis-à-vis qui désormais lui faisait face. Il lui répondit en conservant son éternelle neutralité :

-Bien, merci.

Pourtant, Joshua n’aimait les vaines civilités, peintes d’hypocrisie. Il s’en jouait chaque jour, se plongeant dans son monde de diplomate. Ces entrées en matière l’avait rodé, jusqu’à qu’il parvienne à parfaire son rôle de messager. S’il était le bienfaiteur, il se cachait ardemment derrière son masque, faisait de chaque jour de sa vie une affreuse comédie, une scène gigantesque dont il ne parvenait pas à en devenir le maître. Les marionnettes s’agitaient encore et encore sous son regard impassible… Elles étaient si nombreuses… Et si peu d’entre elles avaient consciences des liens qui les reliaient au Maître du Jeu ! Si peu se débattaient !
Le déplorable destin se jouait des prisonniers de ce drame.

Il s’ébroua mentalement, se reprochant de divaguer de la sorte, avant de poursuivre, toujours sur le même ton, songeant que certains étaient peut être attachés à l’étiquette, aussi futile soit-elle.

-Puis-je m’enquérir à mon tour de votre santé ?

Le terme de santé regroupait bien des choses, évidemment. Il n’y avait que peu de vampires qui pouvaient se porter mal, physiquement parlant. Là n’était qu’une formule de politesse comme une autre, qui répugnait quelque peu le bras droit de Cameo.
Joshua Johnson ne voulait pas jouer aujourd’hui, ni se perdre dans les méandres de la courtoisie. Alors, il avait d’ores et déjà prévu de se montrer direct dans ses questions par la suite. Parce qu’ainsi était son rôle, son personnage : il devait se renseigner.

« Puis-je m'enquérir à mon tour de votre santé ? »

S'il pensait à sa santé physique, c'était d'une hypocrisie sans faille. S'il pensait à sa santé mentale... il ne voulait pas savoir.

Cèten ne sut quoi répondre sur le coup. Il n'avait rien à craindre, ni rien à perdre, d'ailleurs, alors ses dires étaient toujours véridiques, les mensonge lui embrouillant l'esprit inutilement. Lorsqu'il ne voulait pas divulguer une information, jamais il ne s'abaissait à mentir, il refusait tout bonnement de répondre. Même que parfois il se contentait detourner le dos à son interlocuteur et de s'en aller. Cette attitude en frustra plus d'un... et les pauvres imprudents qui lui avait ordonné de revenir comme on dit à un chien de se soumettre à nos pieds se souviennent encore de l'ignoble regard que le vampire leur avait jadis lancé. Juste assez pour qu'ils s'abstiennent de déclancher la bête.
Celui qui se tenait devant lui ce jour-là n'avait pas l'air d'être le genre de personnage qui agirait ainsi. Il aurait probablement davantage de tacte. Il ne le savait pas; tout ce qu'il savait de Joshua c'est qu'il était vampire, comme lui, ça se voyait à l'odeur, qu'il était l'un de ces fameux « Pro-Cameo » et selon des rumeurs, il était d'une intelligence effrayante.

Une pointe d'agressivité vit le jour dans ses pensées : qui était-il pour s'enquérir, comme il l'avait si bien dit, de son démon intérieur ? Ce vampire aux yeux de braise n'avait probablement aucune considération réelle pour lui. Alors pourquoi mentir ? Il préférait encore avoir affaire à une authentique et honnête froideur plutôt qu'à une factice pseudo-compassion. Si lui, Cèten, jouait franc jeux et ne dissimulait jamais ses intentions à quiconque, alors autrui devrait en faire autant. Ceux qui se prenaient pour un autre avaient le don splendidement mortel de le faire sortir de ses gonds. Même s'il n'appréciait pas spécialement la mort, non pas en tant que vampire, mais en tant qu'individu, elle restait une amie, quoique capricieuse, car elle entraînait toujours ses ennemis au loin "de bon coeur". Certes, un jour, en échange de tous ces loyaux mais parfois traîtres services, il devrait y laisser sa peau mais jamais entre les mains d'un hypocrite. Entre celles de quelqu'un de vrai, peu important sa puissance, car la faiblesse ne le répugnait point. Peut-être même la jalousait-il un brin. Sa force brute résidait en cette calamité grandissante en lui qui l'entachait, mais si elle avait été faible, il l'aurait supprimé. Au fond, peut-être haïssait-il un peu la faiblesse pour ne pas l'avoir incombé de ces limites accablantes pour certains.

Un élan de fureur en provenance de son âme coupa son flux de pensées. Cette fois-là, il était allé loin, si loin... ce qui pouvait sembler si proche pour d'autres...
Revenu de sa maigre divagation, il trouva l'unique réponse qu'il pourrait dire sincèrement :

« Non. »

En toute franchise.
D'après le regard de son interlocuteur, il n'était pas idiot. Cèten, quant à lui, n'était pas dupe. S'il n'y avait pas encore eu d'étincelles entre eux deux, qui semblaient dotés d'un plus, d'une enivrante source de pouvoir mais dégradante source de fiereté, c'est que ce vampire avait une idée. Un but, une ambition, un désir, ce n'était nullement du pacifisme pur et simple. Malgré qu'il n'y avait aucune parcelle d'hostilité dans l'air, seulement la brise riche en fragrances marines des falaises.
La danse du vent dans ses cheveux sombres baillonnait durement la méfiance qui émanait normalement de lui. Sans cela, le visiteur impromptu se serait probablement sentit davantage menacé. Mais à ce moment-là, son aura se résumait à une lourde sagesse endormie autour de laquelle planait une vicieuse mais tranquille puissance.

Cèten n'avait qu'un qualificatif pour celle de celui qui se tenait vis-à-vis lui : mystérieuse.

« Non. »

Un simple et délicieux « non ».
Qu’il était agréable ne pas avoir à s’épuiser en de futiles paroles, à ne pas subir de longs discours sans intérêts pour une réponse si simple, négative qui plus est. Enfin quelqu’un qui ne tournait pas autour du pot, qui ne s’évertuait pas à exercer tout esprit à un parcours logique pour déterminer si oui ou non il s’agissait là d’une simple ou réponse ou de quelque chose de plus profond. Pas de sous-entendus, pas e vérité cachée, pas de secret voilé. Aucune ambigüité.
Une exquise et concise vérité.

Un mince sourire se dessina sur les lèvres de Joshua.
Ainsi, s’il appréciait les personnes d’esprit, il en estimait que plus ceux qui se privaient de parlote. Le pire, selon lui, étaient les humains qui comme Siam, ne cessaient de babiller. Or, les babillages comme les pensées, chez les humains, étaient délicats à ne pas entendre. En fait, il se sentait même obligé d’écouter. Outre le fait qu’il se devait de tirer la rouquine de chaque mauvais pas, les humains détenaient souvent des informations intéressantes, bien qu’ils ne s’en rendent pas compte. Bref, tout le dilemme était là : il restait condamné à supporter les palabres intérieurs incessants de la triste humanité.

Courtois, il s’inclina légèrement comme il convenait de le faire, selon lui, dans ce genre de situation, face à un aîné, avant de répondre :

-Ainsi, vous m’épargnerez bien des paroles inutiles.

Une aura mystérieuse ?
Oh, le mystère n’est que ce qu’on veut bien faire paraître, une armure de précautions élaborées des années durant. Le seul fait que l’on puisse penser cela de lui procurait à Joshua une certaine satisfaction : voilà enfin quelque chose dans sa regrettable existence qui ne se troublait pas d’échec. Enfin, un résultat qu’il jugeait satisfaisant, quoi… Fait bien rare vous pouvez me croire.
Qu’il était loin le temps où, perdu dans les méandres de la douleur, il pensait alors sa vengeance possible, comme un rêve à porté de main ! Où, la perspective de l’attente le laissait de marbre, où il arrivait à se convaincre qu’il avait l’éternité pour exécuter son plan, pour percer doucement les mystères de lire ! Sauf que, presque quatre vingt années étaient passées et il avait vécu bien plus longtemps que bien des hommes. Là alors, sa confiance commençait à s’effriter, ci et là. La pernicieuse conviction s’esquivait puis revenait, la perfide infidèle, n’ayant de cesse de le laisser espérer. La vie n’était devenue qu’une série de montagne russe : parfois, il atteignait le sommet de l’espoir, enhardi par une soudaine découverte, puis il y avait la vertigineuse descente où il fondait sur sa piste, sur sa nouvelle proie. Or, une fois en bas, plus rien, si ce n’était la désagréable impression que tout avait disparut, l’éphémère adrénaline l’ayant quitté. Il fallait alors remonter laborieusement, poussé par les rouages des machines avant la prochaine occasion de plonger et s’enivrer à nouveau.

Passant une main dans ses cheveux bruns, Joshua poursuivit, fidèle à lui-même, d’un ton égal :

-J’ai, à vrai dire, une conversation un peu plus intéressante, si cela vous dit.

Une conversation plus intéressante, ça oui.
Joshua restait certain que les nouveaux monstres de l’île seraient une nouvelle pièce du puzzle, capable de lui en révéler bien plus que ce que Leah pouvait penser. Oh, tout comme elle, il se souciait de la santé des humains et des risques qu’ils encouraient, face à ces hideuses créatures. Cependant, les lycans protégeaient très bien le village, pourquoi s’en mêler et attirer d’avantage de soupçons sur sa personne ? Il craignait encore de croiser quelque personne âgée en mesure de le reconnaitre… Mais outre cela, son rôle demeurait l’information. Donc, il partait à la recherche d’informations, cela va de soi.

Pauvre Joshua…
Pour le moment, il ignorait encore tout de la mémoire déficiente de son interlocuteur.
Et après, il était censé être quasi-omniscient, hein ?
Uh.

« J'ai, à vrai dire, une conversation un peu plus intéressante, si cela vous dit. »

Un peu plus, et il échappait : « avec qui ? ». Il fut lui-même atterré par cette réponse idiote. Décidément, il s'abrutissait avec les années. Lancer quelque chose de tel l'aurait dépouillé de toute la dramatique crédibilité qu'il trimbalait normalement partout. Peut-être aurait-ce été mieux ainsi, à bien y repenser... Cèten se surprit à se demander quelle réaction aurait eu Joshua. En quoi importait-ce ? Depuis qu'il était en sa présence, le vampire aux yeux indigos semblait davantage apte à réfléchir. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu une telle "liberté" d'esprit. En fait, pas depuis que son mentor l'avait quitté. Il y a de cela si longtemps... il ignorait s'il était humain, vampire, ou même lycan, alors comment savoir s'il était encore en vie ? Si c'était le cas, peut-être avait-il influencé son congénère ici présent ou bien peut-être étaient-ils lointains cousins. Il réalisa par la suite le ridicule de ces propos. Qu'est-ce qu'il pouvait être sot !

Puis il se lassa de ces pensées futiles et elles furent balayées volontairement tel une traînée de sel. En d'autres mots, il les avait brusquement oubliées. À mémoire "particulière", aptitudes particulières, faut croire.

"Une conversation intéressante", hein ? Il y avait longtemps qu'il avait éprouvé un intérêt direct pour quelque chose. En fait, être intéressé par quelque chose était devenu d'une rareté sublime après tant d'années. Et puis, qu'y avait-il donc sur cette île, excepté la vue du haut des tours du château, qu'il n'avait pas encore vu durant ses siècles d'errance ? Cèten avait foulé chaque territoire et relief de Cave Cadas. N'ayant pas de toit fixe, il considérait l'île au grand complet comme chez lui. Sauf, peut-être, le palais vampire : il ne s'y était jamais introduit, car ce bâtiment ne lui inspirait pas confiance et les endroits lugubres avaient tendences à attiser son démon. Chose à éviter. De plus, cette atmosphère de sournoiserie vicieuse qu'il lui trouvait le dégoûtait, en plus d'aviver une soif sauvage exaspérante à contenir. Même qu'il évitait d'errer autour du château, il ne s'y sentait pas chez lui, pas comme ici, normalement seul avec lui-même et son démon, au sommet des falaises. Malgré que la vue du haut des tours devait être d'autant plus imprenable, mais ce n'était pas un prétexte suffisant pour sillonner les couloirs froids de pierre grise, selon Cèten. M'enfin.

Et concernant l'offre de discussion de Joshua, il se disait qu'il ne perdrait rien à lui accorder un petit moment. Sa curiosité pourrait très bien s'en trouver titillée.
Cèten tourna le dos à Joshua sans penser qu'il pourrait le prendre comme un affront. Il fit quelques pas vers le bord de la falaise et s'y assit. Le vampire laissa chacun de ses sens s'enivrer de la nature environnante, alla quasiment jusqu'à endormir ses propres réflexes, puis se retrouva le corps - et non l'esprit - égaré à travers les différents éléments qui l'entouraient. Ses yeux avaient tout bonnement perdu tout dicernement, hypnotisés par la couleur insondable des cieux, sa peau recherchait chaque contact possible avec le vent, la terre, peut-être l'eau, si possible ! Tout cela séparément de son esprit, pour diminuer le nombre de choses auxquelles il pourrait faire face autre que ce que Joshua aurait à dire. Car il était clair qu'il n'allait pas papoter de la pluie et du bon temps, ni grande gastronomie. Ce personnage avait, de souche, une gravité importante, et s'il désirait discuter avec quelqu'un, c'était très probablement du sérieux.

Outre cela, sa position lui permit d'enchaîner encore plus solidement sa haine. Ainsi, l'attention portée aux dires de son congénère se retrouvait décuplée, et passait de moins que rien à rien - ironique, mais on peut toujours faire quelque chose avec un rien...-. Un personnage de nature plus égocentré aurait considéré cela comme une énorme faveur envers l'orateur, mais Cèten, faute d'en avoir une fonctionnelle du temps, avait une notion du respect immense. À sa façon. L'un des raisons pour lesquelles il s'usait à garder constamment son calme.
Puis il dit très clairement, d'un ton impérieux, sans pourtant être dominant :

« Engageons-la, cette conversation. »

Le vent souffla, et Cèten, au même rythme que la bourrasque, prête l'oreille à Joshua.

« On dit souvent que bien des choses sont plus faciles à dire qu’à faire. »

Ainsi fut la pensée de Joshua en cet instant même, alors que son regard écarlate n’avait de cesse de fixer son vis-à-vis en une expression neutre qui masquait sa perplexité.
Ainsi se creusait-il la tête pour savoir comment engager précisément la discussion, pour une fois dépourvue de toute son éternelle assurance.
Néanmoins, il parvenait à se parer encore et toujours de son masque inexpressif, gardant par la même occasion les secrets de ses pensées, ses émotions, ses motivations profondes perdues au fin fond de son âme, comme si lui-même ne parvenait plus à les atteindre. Et le Maître du Jeu seul sait si ce n’était pas le cas.

Foutaises.
Il ne voulait pas aborder, ni même effleurer de la pensée seulement, l’idée qu’il puisse être un pion de plus. Non, il voulait rester libre et indépendant, persévérant dans sa tâche. Il était Joshua Johnson, et non un visage sans nom, sans lueur. Il était lui, et non pas un esprit perdu dans une tempête hurlante, dans un vacarme assourdissants de mille âmes égarées.
Convaincu par cette vérité –car chaque vérité est propre chacun, en fonction de sa vision du monde pour le moins individuelle– il se laissa aller à un bref apaisement, se calfeutrant dans le léger sentiment de paix que lui proférait ses certitudes. La confiance restait certes un élément éphémère, mais pas moins une valeur sûre, pour un peu que le mental soit fort. C’était donc à l’individu de se fortifier, de mener son existence à bien pour ensuite posséder ce qu’il souhaitait de l’élément confiance.
Il faut dire cependant que Joshua n’était pas encore tout à fait au point à ce niveau là…

Revenons à nos moutons.
Toujours sur le bord de la falaise, toujours sur ce fond de grisaille et d’air marin, de souffle enchaîné et de vagues se brisant inlassablement contre les rochers, dans se décor immense et cette symphonie unique, Joshua consentit à poursuivre, non sans d’abord, s’assurer du terrain :

-J’aimerai tout d’abord m’assurer que nous ne nous engageons pas dans une impasse. Il serait tout à fait déplorable qu’une conversation ne mène qu’au désaccord.

Le vampire aux prunelles de sang n’appréciait pas spécialement l’idée d’user de sa salive en vain. Par conséquent, il s’évertuait à s’assurer des positions de son interlocuteur. Il ignorait –et ô combien il haïssait l’ignorance ! – tout de lui, jusqu’à son avis sur cette île, ses théories… Est-ce que cela avait seulement un intérêt pour lui ? Une signification ? Ou alors errait-il sans se poser la moindre question, sans une quelconque remise en question qui pourrait signifier de son intégrité ? Là était la première, la principale question de Josh. Mais bien entendu, nombreuses étaient celles qui se bousculaient dans son esprit alerte, toutes ayant un intérêt. La naissance de son vis-à-vis sur l’île ou non, ainsi que son âge, par exemple, lui permettrait de définir dans l’espace et dans le temps cette île maudite. Or, et cela était bien connu, une fois passé un certain âge, les gens se dispensaient de compter les années qui s’écoulaient, s’écartaient des vivants pour l’exil et se coconnaient dans une existence à la limite de l’ermitage jusqu’à ce que l’humanité présente à nouveau à quelconque intérêt.
Il en allait là du triste sort de l’immortalité.

Après une courte pause, Joshua poursuivit :

-Que pensez-vous de cette île et de ses habitants ?

Si le ton transpirait l’assurance naturelle du Vampire, il n’en restait pas moins quelque peu soucieux de la réaction de Cèten. Il maudissait son manque d’information et goutait pour la première fois depuis longtemps les revers de son ignorance et l’incertitude qu’elle provoquait. Ainsi, il ne pouvait plus ou moins connaître la réponse, ni même avoir un bref aperçu du fil des pensées de son aîné, ayant fermé son esprit.
Etrangement, cela lui redonnait une sensation fugace d’humanité.

» Joshua Johnson